Partie de chasse (titre provisoire)
Résidence - Réjouisciences
projet Intereg VI A Grande Région - projet GRACE
Université de Liège
(2025- en cours)
Au départ, une collection emballée
Les animaux emballés dans du papier semblent momifiés une seconde fois. Dans les coulisses du musée les oiseaux, les tigres et autres mammifères attendent leurs nouvelles destinations. Tous paraissent attendre le retour de quelque chose ou de quelqu’un. Sais-t-on seulement d’où ils proviennent et comment ils en sont arrivés là ? Ce monde naturalisé appartient à une époque révolue se dit-on, comme pour se rassurer qu’aujourd’hui nous avons bien déconstruit notre relation violente aux autres vivants. Nous avons sous les yeux un récit, celui de « comment on a mis le monde en collection » souffle Thomas. Mais connait-on les histoires de cette fabrication au-delà du grand récit de la constitution de cette politique muséale ? La plupart de ces animaux proviennent de donations dont les histoires nous invitent à regarder dans les histoires intimes des familles liégeoises. Les descendants de ces donateurs ou les visiteurs ont-ils quelques chose à nous raconter sur ces animaux silencieux ? Re-situer ces animaux dans une histoire familiale inscrite dans l’histoire de la ville de Liège constitue une inversion du principe du pistage. C’est l’humain qui se trouve pisté pour nous révéler un récit d’héritage, celui d’un point de vue sur le monde que notre contemporanéité semble faire évoluer.
Un héritage, des transmissions, des détournements
L’intrigue posée, il me reste à trouver les liens entre les habitants du territoire et les animaux qui fassent remonter à la surface des histoires qui se sont nouées entre les humains et les non-humains au fil du temps dans la ville de Liège. Sous la forme d’une enquête mêlant documents réels et mise en récit de ma recherche artistique, le projet vise à faire émerger des situations renouvelant/questionnant le regard sur nos liens aux animaux via la collection d’un musée. La faire parler en reconstituant des histoires vrais tout en les décalant, mon processus propose des dioramas inversés où l’animal empaillé réapparait dans le quotidien des habitant. Un jeu de rôle inédit pour l’animal naturalisé qui prend sa part de réalité dans l’étrangeté des récits des acteurs humains.
Depuis l’Université de Liège comme épicentre des récits et des enquêtes, lieu d’abris des collections d’animaux naturalisés, je propose d’investiguer dans diverses institutions liégeoises, les différents cercles sociaux (collectionneurs d’animaux, culture ouvrière, armement). Les habitants du territoire liégeois sont invités à partager leurs récits afin de construire des tableaux mêlant intime et public. Que faire de héritage étrange de cette culture de l’animal naturalisé et qu’est-ce que cela raconte aujourd’hui de le restituer et quoi en faire ?
Inverser le pistage
À partir d’un premier appel à récit, nous pistons les humains collectionnant ou ayant eu des histoires avec des animaux naturalisés. D’un souvenir d’enfance à une histoire de famille, ils et elles nous livrent par indices, des fragments de nos relations à l’animal, à sa mort et à cette fascination pour sa figure immortalisée. L’image tutélaire du musée comme lieu de visibilité des animaux se déplace à ces espaces intérieurs où tout est domestiqué. Il s’agit souvent d’héritages ou de traces perdurant dans le quotidien de ces présences animales fascinantes. Toujours, il y a cette hésitation à s’en débarrasser comme s’ils étaient encore habité par une vie mystérieuse. La cohabitation est trouble, quelle autre histoire émerge sous leurs pelages éternels ? L’autre musée ou quand les figures d’un sauvage domestiqué hantent nos histoires familiales ? Notre cité est un musée global dans lequel notre humanité fige tout ce qu’elle aime garder auprès d’elle.
Chercher l’animal qui sommeille dans nos histoires de familles, les relier aux animaux perdus du musée, trouver l’odeur. Inverser le pistage.
D’un souvenir d’enfance à une histoire de famille, les habitants de Liège nous livrent par indices, des fragments de nos relations à l’animal, à sa mort et à cette fascination pour sa figure immortalisée ?
L’animal fait partie des histoires familiales, figure du lien, de la transmission, des savoirs ou de la douleur, parfois messager mystérieux. Il réanime l’enchantement d’un monde enseveli sous des mécanismes de domination de l’homme sur tout, sujets opprimés subissant nos séparations entre les vivants. L’animal se glisse partout, dans nos mémoires il agite nos douleurs comme nos peurs, celles de disparaître, de voir s’évanouir dans le vide nos moments de vie. L’animal prend place dans le musée de nos vies, éternellement en arrière plan ? Faussement spectateur de notre violence, il sait nos failles. Cette partie de chasse révèle nos liens intimes à ces animaux qui cimentent nos histoires familiales et humaines. La famille des vivants est en place pour une autre photo de famille, un autre récit s’écrit.
Dioramas inversés (collection en construction, formats variables)
Extraits de l'entretien avec Marjorie Ranieri, Réjouisciences.
Quelle est le degré d'implication des personnes engagées dans les témoignages et puis dans la construction des mises en scène ?
Les humains impliqués le sont à plusieurs titres et sans détours. Ils et elles me livrent des histoires a priori banales sur leurs liens avec ces animaux naturalisés. Certains évoquent les anciennes vitrines du muséum, d'autres leur père taxidermiste, etc. L'animal produit une médiation entre nous et le passé, entre nous et la mort, ouvrant une piste pour découvrir les histoires de familles. Lors de cette discussion en amont de la photographie, l'échange conduit à révéler un contexte familial et sociétale de l'époque. S'y croisent alors la grande histoire et les petits métiers, les drames et les joies. Dans ces mini fresques, l'animal perce la toile de fond de la photo de famille et occupe une place inédite. C'est de la maïeutique où je puise peu à peu des trésors jusque-là peu énoncés. C'est toujours puissant et touchant. Nous dialoguons comme ça sans nous soucier du temps. Ce moment d'énonciation et d'écoute délivre l'intime grâce à l'animal, nous en sortons épuisés. Les mots coulent d'une source où la vie et la mort dansent ordinairement ensemble. En cela, j'ai une responsabilité de prendre soin du récit lorsque je le transforme dans une succession de gestes plastiques: photographie, littérature et dessins, puis exposition et édition. Après le temps de l'échange, mon imagination travaille. Puis je produis une image mentale qui deviendra un croquis dans lequel j'imagine la situation. Mais tout est rejoué dans le réel quand avec les animaux, les éclairages, la machine à fumée, la vie des personnes et les animaux du muséum, nous déboulons dans la salle à manger ou dans la chambre à coucher. Pour la mise en situation des corps, je propose à la personne de prendre place dans la pièce et de s'y mouvoir (sortir les draps de la machine à laver, s'allonger ou s'assoir). Toutes et tous ont un langage corporel singulier que j'observe pour en saisir la logique propre. Lorsque je sens que chaque sujet a (re)trouvé sa place, où chaque objet a une place << juste »>, alors je commence à photographier. Et ça peut durer longtemps. avant que la personne soit à l'image, présente (dans son propre rôle) et absente (sans penser au dispositif) en même temps. Chaque personne est ainsi doublement impliquée, par son récit et son incarnation physique en image.
Et les animaux, quels rôles jouent-ils. Comment les fais- tu entrer en dialogue dans l'image ?
Les animaux naturalisés changent de statut en redevenant sujets d'une histoire, d'une situation dans laquelle ils ou elles incarnent un autre animal (pas le même mais appartenant à la même espèce). Ce faisant, ils revivent une seconde fois grâce à la photographie et à la considération des humains, acteurs pour un remake de leurs souvenirs. Comme le souligne Isabelle Borsus (doctorante en anthropologie). les techniques de la taxidermie et de la photographie visent toutes à produire un effet d'éternité. Enfin, tous les vivants et les morts de la scène se regardent brouillant ainsi les pistes du réel et du fictif. Chaque composition résulte d'une succession de décisions rapides que j'opère dans l'espace privé des humains où, grâce à leurs récits et aux indices qui composent leur intérieur, je recompose une situation troublante. Un peu comme si je superposais deux temps: le présent et le temps du souvenir.
Tu mobilises des matériaux très variés à différents stades de ton processus de création: dessins, textes, photographies. Pourquoi convoquer ces formes différentes ?
Mon processus de création est long et complexe, depuis l'émergence de l'intention, la rencontre d'une institution dans (sur et avec les acteurs) laquelle va se déployer ma démarche jusqu'à la production d'objets réceptacles. Comme artiste plasticien, je cherche à transformer la matière sensible tout en produisant un savoir situé à la lisière des sciences sociales et politiques. Le pistage comme une forme d'enquête intuitive me conduit à écrire un récit en m'y situant comme un acteur agissant selon mes préoccupations et mes obsessions d'artiste. Je cherche à transformer la matière sensible tout en produisant un savoir situé à la lisière des sciences sociales et
politiques. La forme de ce récit est littéraire, mêlant des faits. à une lecture poétique et politique. Cette non-fiction me permet de construire une interprétation poétique des histoires en augmentant ces dernières d'images provenant d'associations de représentations et d'y introduire un jeu avec des sensations, des couleurs, des
odeurs etc. Cette liberté prise modifie le récit initial avec ma propre expérience sensible et interprétative. Mes recherches et ma compréhension des enjeux et des contextes s'adossent à des lectures scientifiques (philosophique, anthropologie) ainsi qu'à des échanges avec des chercheurs en sciences humaines. La photographie occupe une place centrale dans ton processus. La photographie permet de créer un écart entre ce que nous croyons voir et la réalité. Elle ment. Un trouble dans la lecture se pose immédiatement et c'est pour cela qu'elle nous transporte à la lisière des mondes, intrinsèquement productrice d'une illusion. Une tromperie visuelle facile à lire, complexe à décrypter. L'image est le fruit de la rencontre et son énigme à la fois. Elle invite à nous projeter tout en nous maintenant à distance. Elle pose un problème, elle résiste. Cette énigme me convient lorsque l'image peut dialoguer dans et avec un contexte (un cadre) d'apparition qui permet à son contenu de se déplier (un musée, un lieu lié à son histoire).
Dans le diaporama suivant, une présentation éphémère à destination des personnes impliquées, située dans les réserves du musée aquarium en travaux.